EN GUISE DE VOEUX SINCERES : UNE ARTICHAUTERIE POUR DORMIR A L'AISE
Histoire d’un artichaut amoureux d’une pâquerette.
Pour adultes avertis.
Il était une fois une femme sourde comme un pot qui avait la faculté étrange d’entendre le langage des fleurs. Elle était d’une paresse vertigineuse, toujours négligée et remettait au lendemain le peu de résolutions qu’elle prenait le matin avec sa tasse de thé. Elle passait l’hiver sous la couette, échangeant, quand la solitude pesait trop, avec quelques pensées abandonnées sur le balcon de la maisonnette. Les pensées vaille que vaille résistaient au vent, à la neige et fleurissaient bon an mal an sans trop se plaindre. La vieille dame exprimait sa reconnaissance en leur adressant quelques mots, juste quelques encouragements à guetter le printemps en sa compagnie ce qu’elles ne manquaient pas de faire. Et l’hiver passait ainsi juste pour que cette triste saison ne fût pas dite morte pour rien.
La vieille dame sortait de sa torpeur au printemps comme l’ours sort de son hibernation, un peu la tête en vrac, la démarche balourde, et les yeux plissés à cause de la lumière qui l’éblouissait lors de ses premières sorties. Sa priorité était bien sûr de libérer ses pensées au milieu de la clairière, près du puits. La pluie serait un régal pour ses compagnes de l’hiver, sans compter qu’elle prêchait l’autonomie des fleurs et que survenir à leurs besoins l’hiver (fussent-ils élémentaires) lui pesait comme pèse le remerciement du pauvre au moment de l’aumône. La vieille dame était seule, courbaturée et sourde ce qui n’est pas incompatible avec le sens des valeurs. Un sentiment de culpabilité sincère et encombrant depuis l’enfance l’avait écartée du monde qui tournait à l’envers de son point de vue. Elle n’y trouvait pas sa place. Faute d’y être utile, elle avait préféré se retirer sans prévenir et à l’orée de la forêt elle s’était bâti comme une petite maison en tôles découpées non sans habileté pour créer des fenêtres avec pliage maison pour qu’il y eût un balcon destiné aux pensées, une porte et même un découpage circulaire au sommet dudit taudis pour qu’un feu rayonnât quand le froid (dans un sud clément) se mêlait de rendre la couette insuffisante pour juguler les frissons. Un homme peu bavard laissait toujours du bois, quelques œufs, un bol de bouillon fumant et les sachets de thé qu’il avait compris être indispensables devant ladite maison en forme de bidon, sans poser de questions. Nul remerciement de la bonne vieille qui se cachait toujours quand elle entendait le pas de son bienfaiteur, emmitouflée dans sa couette l’hiver, cachée derrière un arbre le reste de l’année. Ces deux-là étaient de connivence. Le silence suffisait à s’entendre. Parfois et suivant les saisons, la vieille dame déposait sur la pierre où l’homme livrait les vivres des tisanes variées, origan, serpolet, sauge, mélisse, menthe et bien d’autres encore. L’homme était toujours heureux de ce retour des choses. Sur des ficelles bleues, trouvées sur les chemins, oubliées par des agriculteurs peu scrupuleux, la bonne femme faisait sécher ses plantes. Elle avait tendu les ficelles comme elle avait pu et l’odeur subtile de ces plantes séchées embaumait son lieu. Mieux vaut un petit chez soi qu’un grand volé aux autres, ruminait-elle parfois quand elle se surprenait à décoller les lèvres.
La balourdise de sa démarche disparaissait rapidement au gré de ses promenades durant la belle saison. Le tout premier écho qui la faisait sortir était ce vert tendre et à peine perceptible dont se couvrent les arbres morts de l’hiver quand la sève remonte. Les chatons dans les arbres l’avertissaient aussi de l’arrivée imminente des beaux jours et le chant des oiseaux glorifiaient la nouvelle. Et puis tous les bourgeons, jour après jour, apparaissaient ce qui la réjouissait bien au-delà des mots qu’elle n’entendait plus. Alors elle oubliait ses rhumatismes et marchait d’un bon pas pour sentir, voir, choisir et entendre les fleurs. Elle les aimait tellement que souvent elle les mangeait, d’un solide appétit et rattachait leur goût à de vieux souvenirs : La bourrache, par exemple, a un goût iodé qui rappelle les huitres : Vieille dame voyait l’océan. La capucine est poivrée : Vieille dame retrouvait son homme. La mauve doucereuse : Vieille dame croyait entendre la chef de service. La violette parfumée : Vieille dame pensait métro. La fleur de Marie insipide à souhait : Vieille dame recrachait. L’inconscient fait agir quand la conscience flanche. La vieille dame le savait et cueillait tant et plus sans ne se soucier de rien, pas même du passé, pas même de l’avenir.
Les jours de grosses chaleurs, elle s’allongeait sur une natte abandonnée un jour par l’homme qui amenait à manger. Elle prenait alors des poses lascives, à poil, protégée par la natte des aoûtats, dévoreurs de vieilles dames. Elle aimait le soleil. Il ranimait ses désirs. En lui brûlant les cuisses, il lui rendait sa jeunesse comme les orties avec lesquelles elle se fouettait lui dégrippaient les articulations. Alors étendue sur cette natte elle frôlait son vieux corps décharné. Elle le trouvait joliment modelé comme celui d’une jeune fille sauf peut-être ses seins qui n’étaient plus si fiers mais les cuisses restaient fermes et la peau était douce grâce aux fleurs d’onagres dont elle était l’ogresse. Heureuse de goûter aux caresses, elle s’autorisait même quelques gracieux orgasmes dont le soleil était le seul témoin. La jouissance est énergie vitale et la vieille dame dans sa forêt s’en souvenait les jours de grand ’soleil allongée sur sa natte. L’onanisme restait estival en relation directe avec l’astre solaire.
Elle s’allongeait toujours devant un petit jardin, plein sud. Elle s’était appliquée en un temps révolu à enrichir la terre en volant très poliment les mottes aérées qui signalent les taupes. Elle n’en ratait pas une dans toutes ses promenades. Elle remplissait son cabas de la précieuse terre et son panier des plantes qu’elle ferait sécher. En quelques années son jardin avait pris forme, celle du jardin de curé et elle en était fière. Elle l’avait délimité avec de vieux bouts de grillages sur lesquels couraient les capucines. Une grande consoude procurait le nécessaire aux trois fois rien qu’elle plantait : une salade, un chou, un pied de tomate. Le jardin était envahi par les soucis, fleur qu’elle appréciait pour sa résistance et ses commérages. Les violettes au printemps rêvaient d’être les reines, exhalaient leur parfum et les pâquerettes ensemble faisaient un beau tapis. La vieille dame prenait le soleil, sa cure de jouvence en croquant les capucines à portée de main, sans avoir à bouger. Un régal de vie. Si vous l’avez compris, elle n’était pas mièvre mais elle restait polie. Elle prévenait toujours la capucine choisie avant de la croquer. Un jour, une capucine a voulu protester. Elle l’a laissé s’exprimer : Mange plutôt ma sœur, elle est appétissante. La vieille dame en est restée bouche bée. Elle a croqué la fleur en graciant la frangine, comme un zeste d’hypocrisie convient dans l’expression des valeurs. La vieille dame portait au pinacle « la solidarité ». La lâcheté est naturelle, mais elle a ses limites même au pays des fleurs… a-t-elle murmuré en croquant la pauvrette.
Trônait dans ce jardin, sa plus belle réussite : Les artichauts dont elle prenait soin. Les merdes des chevaux croisées sur les chemins leur étaient destinées. Rien n’était jamais trop bon pour nourrir cette merveille aux yeux de la vieille dame. Elle les avaient vus croître et se multiplier en peu de temps, grâce à l’œilletonnage, sorte de récupération des rejets qui honoraient les valeurs de la vieille dame et qui s’avère une technique bien plus productive que semis ou plans. Sa plus grande fierté était de les savoir plus grands qu’elle. Une mère aime à lever les yeux sur sa progéniture. La bonne vieille avait des rejetons, c’étaient des artichauts et elle veillait sur eux comme veille une mère, ça peut paraître idiot.
Or, il advint un jour d’été qu’un des plus beaux violets du jardin de curé se mit à ployer tant et plus au point d’inquiéter la vieille dame qui le pensait malade ou alors accablé. Elle s’en confia très vite au souci le plus à même de la renseigner. Une pointure de commère celui-ci, au point que ses confrères l’avaient surnommé « Agence Havas », c’est dire… Ah comme il s’appliqua à lui raconter par le menu, les raisons du ploiement de l’artichaut que la raison ignorait. Il était AMOUREUX. Amoureux c’est peu dire, d’une pâquerette au milieu de ses sœurs noyée. De celle-ci perdue parmi toutes les autres et qui était unique au cœur de l’artichaut qui courbait l’échine pour pouvoir la rejoindre, lui qui était si haut et elle au ras des pâquerettes. Un trèfle à quatre feuilles, poussé là par hasard, a confirmé les dires de souci la commère, dite « Agence Havas ». La vieille dame les a crus. Elle était soulagée. Elle était étonnée. Comment un artichaut peut élire une pâquerette, qui plus est la reconnaître ? Qu’avait-elle de plus ou de moins que les autres pour qu’il succombât ainsi aux charmes de la fleur anonyme ? A-t-on déjà rencontré un chameau qui se mourrait d’amour pour un grain de sable du désert ? L’amour ne lève jamais le voile de son mystère. La vieille dame le savait et comme elle était voyeuse dans l’âme, elle choisit d’observer le prodige sans plus de commentaire. Et ce fut un régal qui charma son été.
Violet chaque jour un peu plus tirait sur ses racines pour atteindre sa belle. Il entraînait ses frères à ployer à leur tour pour qu’une chaîne du cœur fît triompher l’amour. La fleur bleue de violet avait tant de pétales qu’elle portait en elle la solution miracle qui les rapprocherait. Il faut dire que pâquerette, consciente de sa banalité, refusait de croire en l’amour de violet. Ce n’était pas l’obstacle le plus simple à abattre. Dès qu’elle commençait à croire aux aubades qu’il lui adressait, ses sœurs, un rien jalouses, lui rappelaient qu’avant la bague au doigt nulle ne pouvait savoir laquelle était élue. Sans évoquer les violettes qui redoublaient d’odeur et de couleur pour détourner à leur profit l’attention de violet. En amoureux transi, violet ne voyait qu’elle et sans doute ignorait les persiflages qui jamais, on le sait, n’atteignent blanche colombe enamourée. La vie reste mutine et qui n’a pas rêvé un jour d’être l’unique au cœur d’un chevalier servant ?
Ce jour était arrivé pour une pâquerette. Même pas marguerite qui se laisse effeuillée en véritable pro de tous les jeux d’amour. Une pâquerette et novice en amour allait être initiée aux caprices du sexe. Un artichaut échaudé par des fiançailles trop longues ne sait résister, et pour avoir longtemps attendu se montre amant expert. L’attente dans la quête a le goût du calice.
Violet usa d’un stratagème ingénieux pour séduire la belle. Un matin, un de ses pétales il a sacrifié. Le pétale s’est détaché sans aucune douleur et délicatement est venu se poser sur la fiancée en entourant son cœur en un joli collier. Elle était désignée. Elle ne résista plus au bonheur rêvé. Elle s’étira avec une légèreté qui fit taire ses sœurs. Elle grandit du coup et soulagea un peu les lombaires de son grand amoureux.
Chaque matin qui suivit, violet lâchait un pétale et avec souplesse et de nombreuses contorsions pâquerette les nouait entre eux. Quand la corde fut assez longue, pâquerette la noua au très joli collier qui l’avait sacrée reine de cet été. Sans aucune élégance, elle a sifflé violet et comme pour lui dire : Alors ? Tu viens chéri ? Le bougre ne s’est pas fait attendre. Tous pétales confondus de ceux qui lui restaient il a fait un poing solide et masculin pour attraper la belle qui était enfin prête. La vieille dame a vu de ses yeux vu un violet arracher du tapis une pâquerette consentante qui sans aucune retenue déterrait ses racines pour voler jusqu’au bleu d’un amoureux viril et sentimental… Le rêve ! La vieille dame planait. Pâquerette a été caressée par l’amoureux comblé. Elle l’a surnommé « édredon ». Il était si confortable et la vue de là-haut était si belle à voir. Ils ont joui sans aucune retenue malgré les remarques déplacées des habitants du lieu.
Comment l’acte d’amour se décline entre une pâquerette et un artichaut ? La vieille dame voyeuse hélas n’a pas pu voir très clairement ce coït… Elle a bien vu s’envoler des pétales. Elle a entendu les petits cris d’amour qui annoncent l’orgasme et les rires qui suivent les moments d’ivresse mais elle ne saurait décrire techniquement le prodige. Une chose est sûre. La vieille dame s’est régalée du spectacle en coulisses comme elle s’était régalée un autre été en zieutant le coït de deux couleuvres enlacées, caducée, sur le vieux grillage. Elle s’est mise à songer à la tête qu’auraient les rejetons, le printemps qui suivrait. Mais c’est une autre histoire.
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