Y'ES-TU LA BERANE ?
Ce texte-ci paraîtra dans le prochain ouvrage collectif consacré aux figures du Périgord....
Y’es-tu la Bérane ?
L’œil de l’étranger se noie dans le folklore. Il ne voit à Cambrai que bêtises et à Montmorillon mange des macarons. On lui dit « Périgord », il répond « bonne table », ce en quoi il a raison. Pour engager la conversation il demande à l’habitant s’il habite « Sarlat » et de l’air averti de celui qui sait se renseigne du cours de la truffe, de la cuisson traditionnelle du foie et suppute que les cèpes envahissent les bois. Et l’autochtone a tôt fait de se voir installé au coin de son cantou, muni du buffadou, les mains noires de brou, calleuses s’il vous plaît et pelant la châtaigne en buvant le bourru, le temps pour « Jacquou le croquant » de finir la mique froide au bout d’une table en bois... L’image n’est ni fausse ni vraie, pas plus épaisse qu’une crêpe et classée dans nos têtes comme l’une d’Epinal et personne de ne jamais consentir à échanger sa coiffe et ses sabots bretons pour ceux des auvergnats.
L’œil de l’apatride voit un petit chez soi chez les autres. Ses racines aériennes lui donnent cet espoir de glaner quelque chose dans l’air du temps qui passe, s’approprier un peu, le temps d’un feu de bois, la figure de l’un ou de l’autre qui pour être régionale n’en est pas moins humaine donc internationale.
Si l’objectif « grand angle » fait perdre un peu le Nord quand la vision humaine ignore ses images, il en est un autre qui nous ravit toujours dans son indiscrétion à fixer le détail : le « zoom ». Il donne vie à tous les points du globe. Il rassure son monde dans l’univers fini où trouver la figure pittoresque qui saurait nous distraire relève du défi comme retrouver l’épingle dans la meule de foin où elle s’est égarée. Zoomons donc sur le Périgord notre soif du détail qui donne ses couleurs à la nature humaine. Des figures notoires apparaissent en pagaille.
Zoomons « Bergerac », le nez de Cyrano retrouve la parole pour de belles tirades. Zoomons « Périgueux », la cathédrale Saint Front envahit la boîte noire d’une mémoire encore et bien plus incertaine où un évêque fut condamné au port des cheveux longs pour avoir renoncé au monde. Le beau, le noble s’entend. Saint Pierre (le zoom peut sans problème s’accommoder du temps), informé de sa vertu après bien des galères, force notre Saint Front à accepter l’épiscopat de sa patrie (le Périgord zoomé). Prêtre Georges, trop souvent oublié, meurt en route en revenant de Rome et Saint Pierre vigilant et zoomant tout son aise, lui remet le bâton qui ressuscite les morts…. Dans un coin de verdure, il s’en passe des choses ! A Nioialus, notre évêque eut raison des serpents qui infestaient les lieux. A moins que les légendes confondues ne troublent les images réveillées et que Saint Front fit partie de la « tribu de Juda » et qu’il fut converti directement par Christ ? Nous laisserons volontiers les spécialistes locaux régionaux et internationaux en débattre des heures. L’heureux photographe fixe l’objectif pour les distraire un peu. La musique des cloches, du vent raconte cette légende et fait vibrer les âmes. Elle couvre les voix de nos historiens, de nos conférenciers, qui, la coupe de Champagne à la main et faute de calice, comparent les vérités avérées dans les textes. L’icône et le savoir s’avèrent toujours profanes. L’été, la cathédrale s’embrase avec « son et lumières » et du feu… et du son… on voit… si l’on tend bien l’oreille, surgir le « dragon » qui flatte nos plus candides peurs et nos rêves de gloire. L’évêque, le bâton à la main, est notre protecteur.
Zoomons bien plus encore. Nous voici au village. Aujourd’hui, c’est « marché » et les fraises y abondent. Faute de discernement, on se ferait avoir, achèterions les grosses sans connaître les nombreux traitements qui leur donnent leur couleur et leur vivacité. Zoomons encore un peu, sur le banc d’une « bonne vieille ». Elle montre avec fierté l’article du journal. Elle est la seule ici à n’utiliser que purin de prêle, de grande consoude, d’ortie pour cultiver ses fraises. Elle devient le héros du client averti. Elle confie dans un murmure : «Il leur faudrait la « Bérane » pour arrêter les conneries. » La Bérane ? Qui es-tu la Bérane ? Et de quel chapeau et pour quelle mémoire, sors-tu ici maintenant, pour régler les problèmes ?
Zoomons, zoomons encore pour coloriser un peu cette vieille figure qui, si périgordine était, mériterait l’attention de celui qui l’ignore. Questionnons, enquêtons et le verre à la main, pour s’épargner la poussière de vieux grimoires, recommandons aux friands des mémoires locales cette figure-là qui semble aux oubliettes et toute empoussiérée.
« La Bérane ? », c’est une colle ? Jamais entendu parler… Tu devrais lire ceci, consulter celui-ci… Machin sans aucun doute la connaît si du moins elle existe… Mais pourquoi cette question ? Eh… Elle en vaut bien une autre.
Son nom sonne et réveille la curiosité de l’enfant qui s’ennuie à l’école. Il n’écoute pas le maître. Il regarde comme hypnotisé les poussières qui volent dans ce rai de lumière qui le sépare des autres. Il rêve, le « gouyat », d’une partie de pêche et calé, confortable, le long du radiateur. Il capte vaguement le son d’une vague voix qu’il connaît par cœur, celle de l’instituteur. Celui-ci, aujourd’hui, voudrait que cet enfant fasse la différence entre une frontière naturelle et une frontière politique ? L’autre jour il prétendait lui faire comprendre que l’équateur est une ligne imaginaire ? Une autre fois encore cet homme de savoir affirmait qu’un mur du son se franchit à une certaine allure ? Que des lignes parallèles ne se rejoignent jamais et que le participe passé change de genre selon qu’il est accompagné d’être ou d’avoir ?.... Inutile de tenter d’interrompre ce puits de science qui ne convainc l’enfant que d’une seule chose : « le monde est très bizarre. Je dois donc me méfier et avancer prudent sur la route des hommes. » Sa grand-mère, sans doute avec raison, lui a indiqué le chemin de l’école ce matin, le menaçant s’il s’en écartait pour rejoindre le point d’eau où il aime pêcher de voir la Bérane émerger de la mare, dragonne ou femme en cheveux qui lui fera du mal. Cette recommandation, pour chimérique qu’elle est, a raisonné l’enfant qui s’ennuie à l’école et refuse de croire tout ce qui s’y raconte. Sa grand-mère, il la croit… Et la Bérane veille sur les trous d’eau où l’enfant prend plaisir à regarder tritons, grenouilles et salamandres, monstres tout aussi réels que peut l’être la Bérane, la gardienne des trous d’eau.
Comment ? Mais allons donc ? La Bérane à Tourtoirac éloignait les enfants de la forêt où elle les ravissait cachée derrière un arbre ! Vraiment, sans le moindre trou d’eau où noyer les enfants désobéissants ? Non. Petit Poucet rêveur, perdu dans la forêt, y croise la Bérane, pour des heures chaudes, à croire. La légende est ancienne dit l’homme jeune aux yeux bleus dont le fils déguste les paroles. « Mon arrière-grand’ma me faisait peur avec la Bérane. Je la connais très bien et un pincement au bas-ventre me la rappelle quand j’approche d’une mare. C’est une femme inquiétante, avec de longs cheveux… Une sorte de sirène qui vit au fond de l’eau, mais qui repousse l’enfant plutôt que de l’attirer par son chant… Pas même de queue de poisson… Son visage en colère et non moins maternel surgit de l’eau dès que l’enfant se penche. Bien évidemment, il ne peut que reculer, sauvé de la noyade. La Bérane fait peur. En cela elle est préventive quand la sirène, elle, tentatrice de talent, irrémédiablement, noie l’enfant de plaisir, amoureux de son chant. On en parle dans la région de Nontron, à l’autre bout du département… L’histoire peut venir des Charentes et avoir passé la frontière, sans qu’on y prenne garde ! »
La Bérane ? On l’appelle tout aussi facilement la « Birane », précise l’étymologiste. Son nom vient de « virage ». Comme une dame blanche qui attend au tournant les enfants qui s’égarent… « La Bérane ? Nous vraiment je ne vois pas et pourtant périgordine depuis des générations… Tu es sûre de ce nom ? Ah mais c’est bien. Ta question me rappelle une peur d’enfant ! Périgordine, j’en atteste. La nuit de Noël, Christ donne aux bœufs la parole et ceux qui bravent l’interdit et entrent dans l’étable pour entendre ce prodige, meurent sur le champ pour être trop curieux… Elle te plaît, cette histoire ? »
Oui. Elle me plaît celle-ci, ma douce amie. Je me garderai bien de te faire remarquer que je la connais bien et qu’elle a privé de sommeil la veille de Noël, la petite fille que j’étais. Petite fille sur les genoux d’un grand-père poitevin (grand angle quand tu nous tiens) et qui la racontait tout en hochant la tête et les yeux dans le vague qui régalaient l’enfant. Le grand-père sentait fort la crasse et la petite aimait cette odeur qui convenait à l’histoire. Une odeur de peur dans les bras d’un grand-père poitevin. On naît tous quelque part. Il racontait aussi la colère de Dieu au moment des orages. Il interdisait à la petite de rire pour ne pas attirer la foudre. Elle avait le plus grand mal à réprimer ses rires, mais elle résistait avec la peur au ventre… demandant à mi-voix si Dieu est photographe pour se servir d’un flash quand sa colère gronde !
Y es-tu la Bérane ? Entends-tu la Bérane ? Et un, deux, trois, soleil ! cric-crac, chat perché ne peut pas être touché… La présence de l’enfant ne connaît pas de lieu.
Marie-Christine Cavenelle
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