Textes inédits
Pour une histoire encore : Un conte
Histoire de l’homme au cœur d’artichaut.
Jean compte tant d’histoires d’amour que trois rayonnages d’une bibliothèque ne suffiraient pas pour répertorier ses conquêtes. Il n’en est pas fier, voire plutôt malheureux, car il est toujours sincère quand il tombe en amour, une expression qui n’est pas désuète pour décrire au mieux les violents coups de foudre dont il est frappé à rythme coutumier.
Un dimanche printanier dans le bois de Vincennes, en plein footing et en transpiration comme cette activité l’exige, il tombe à genoux devant une gracieuse joggeuse au charme irrésistible à cause d’une petite couette subtilement haut perchée. Il s’enflamme, se déclare sans la moindre retenue. Il ment si nécessaire. Il jure ses grands dieux de la pureté des sentiments qui l’assaillent et oublie les graviers qui meurtrissent les genoux, tous les sens aux aguets, l’olfactif flatté par les odeurs corporelles de la belle. Son rythme cardiaque s’emballe. C’en est fait : Jean est amoureux et rien ne retiendra le cheval fougueux ; la belle devra céder. La force de l’amour n’est que sa divine faiblesse. Dès le lendemain, Jean déclarera sa flamme avec autant d’amour à une autre, croisée dans le métro, incapable qu’il est de résister à ce minois sérieux ou à ces yeux rieurs protégés par de trop belles lunettes.
Alors, bien sûr, la confusion règne en maître dans son emploi du temps. Alors, bien sûr, les scènes de ses conquêtes ponctuent son quotidien ce qui le stresse et l’oblige très souvent à se replier dans le dédain. Sa vie est un naufrage dont il est le témoin.
A l’aube de ses trente-trois ans, Jean sent très bien que pour avoir été, il faut être. Mais rien n’y fait : le même scénario tant de fois répété réjouit ses journées et déconstruit sa vie affective. L’inconscient détricote chaque jour ce que la conscience rêve de concrétiser. Et Jean oscille entre sa joie de vivre et son impossibilité d’être. De palpitations en palpitations, son cœur flanche. Il le sent ; il le sait. Il ne peut rien y faire. Nul thérapeute, même le plus haut perché, n’entend les hululements de son désespoir. Lui-même devient sourd à chaque fois que la foudre embrase son déséquilibre et le fait effeuiller toutes les femmes de la Terre à portée du cœur. Mais Jean est loin d’imaginer le « pot aux roses » de son mal de vivre, si l’on accepte l’expression florale qui colle à sa réalité.
Un matin d’été où l’on se réveille en nage parce que le thermomètre refuse de descendre la nuit, un matin de canicule donc, Jean se réveille en eau comme tout un chacun mais s’étonne de la sécheresse étonnante de ses aisselles qu’il a très poilues et dégoulinantes de sueur jusqu’à auréoler ses chemises (à son grand désespoir) quand il se déclare aux quatre coins de Paris. Il ne sera pas le seul à s’étonner de cet épiphénomène qui lui vaudra la « une des journaux internationaux » dans les 48 heures à venir. Jean prête encore sa fatigue à la chaleur accablante et se dirige comme un automate vers la douche salvatrice qui le vivifiera. De l’eau froide et à forte pression, quoi de mieux. Le visage offert au pommeau et les yeux qui se ferment dans le ruissèlement. L’eau froide qui surprend et apaise dans le même temps. Jean sourit et se masse les yeux. Il tâtonne à l’aveugle pour saisir le gel douche qu’il sait à sa portée. Il le trouve. Il aime la douceur de la noix de gel aux odeurs de miel, promesse de caresses d’une journée naissante. Il se sent ragaillardi, Jean. Qui prévoit la chute du pot de fleurs qui tombera sur sa tête ? Jean se savonne et butte sur le prénom de celle qui l’attend au creux de son lit. Il l’appellera « mon cœur », pour ne pas faire d’impair. Il ne ment pas Jean, elles sont toutes « son cœur ». Ses mains d’homme savonnent son corps d’homme avec satisfaction, comme le font tous les hommes.
Mais quand il lève le bras gauche, il découvre avec stupéfaction d’étonnantes radicelles, pleines de sève à croire, au milieu de poils humains, et toutes sorties des pores de sa peau victime d’une surprenante sécheresse. A peine a-t-il le temps de lever le bras droit pour constater de visu l’étrange plantation qu’une subite syncope le prive de conscience. Jean s’effondre sur les galets polis de sa douche « design » dans un fracas qui sort du lit sa conquête, paniquée par la pâleur de son amant quand elle le découvre inerte. Il ne lui répond pas et gît sous la douche froide qui glace à son tour l’invitée démunie.
Quand Jean se réveille de ce « malaise vagal » dont le terme semble être à la mode, il a un masque d’oxygène sur le nez. Il est déjà branché et il peut constater que ses radicelles d’aisselles ont bien profité. Eau froide et sueur ont boosté les racines, inutile d’être jardinier pour comprendre les besoins d’un potager pour croître et empirer. L’équipe médicale après s’être pincée pour croire et accepter ce qu’elle a sous le nez questionne dans le désordre le patient allongé dans le SAMU qui fonce, toute sirène hurlante vers l’hôpital. L’urgentiste perçoit vaguement quelques craquements sourds en guise de battements cardiaques. Un vulcanologue qui ausculterait Jean serait sur l’heure moins dépité que l’urgentiste médusé qui silencieux renvoie des signes de tête négatifs aux pompiers. Le cœur ne bat plus et pourtant Jean vit ce qui dessine des points d’interrogations dans les regards perdus du médecin. Ce pourrait-il qu’un homme se métamorphose en terre meuble de potager sans d’autres symptômes apparents qu’une perte de conscience de quelques instants et la croissance régulière de racines qui envahissent à présent ses bras ? Sans être pessimiste sur l’époque étonnante que nous traversons, les mutations observées chez Jean le temps de son transport défient toute théorie de l’évolution et l’urgentiste se prend à rêver d’un sas de protection. Il prend peur et ne trouve d’autres choses à dire qu’un « plus vite, plus vite… chauffeur » qui en dit long sur le self contrôle mis à mal par la situation. Un mutant ? Un petit gris ? Une caméra cachée ? Un cauchemar ? L’urgentiste cède à la panique et il ne pense plus : « Plus vite, chauffeur, plus vite… » et de grands yeux ronds qui ne rassurent guère la victime qui se sent déjà mieux et propose au médecin de couper les racines indolores mais ô combien encombrantes. La colère en retour de sa proposition sans la moindre tentative de rassurance. Dans chaque victime un coupable sommeille et Jean opère un retrait stratégique. Il décide de fermer les yeux et d’attendre prudemment de comprendre à quelle sauce il sera mangé quand la sirène enfin cessera de l’alarmer.
Si encore les racines sortaient par « le trou de balle » par la bouche ou par le nez on pourrait se pencher sur l’hypothèse de l’ingestion d’une plante parasite et passer au crible de scanners en tous genres le patient endormi pour le coup pour échapper aux regards suspicieux de l’équipe de blouses blanches.
Mais où donc se nicherait une plante dont les racines ont trouvé leur chemin pour ressortir sous les aisselles d’un homme dont le cœur ne bat plus et qui vit encore ? La question, pour peu médicale qu’elle soit, interpelle le professeur Grandjart, ancien interne des hôpitaux de Paris, conscient des répercussions conséquentes de son diagnostic sur son plan de carrière. Dieu lui a confié Jean pour qu’il guérisse et faire de Grandjart un professeur de réputation mondiale. Les oracles ont parlé, Grandjart veut triompher.
Il vérifiera tout et Jean devra supporter toutes les auscultations possibles et imaginaires que la science a inventées ! Il faudra avaler des caméras, passer du scanner à l’IRM et être échographié sous toutes les coutures. Et Jean devient l’objet d’une première médicale.
Quand Grandjart, le soir même, constate, déstabilisé jusqu’au vertige, ce qu’il convient d’admettre comme une réalité, il lance un appel international à toutes les facultés du monde. Un homme, présentement hospitalisé, âgé de 33 ans, vit avec un artichaut en bonne place et en guise de cœur ! L’émotion est générale. Les journalistes sont sur le pied de guerre. Les plus grands « pontes » du Monde entier établissent le contact, avec la réticence raisonnable de qui ne redoute rien de plus qu’une supercherie pour ternir une reconnaissance mondiale.
Ce sont les médecins cubains qui ont réagi les premiers. A Cuba serait présentement hospitalisée une femme vivante, au cœur de pierre, celle-ci. La faculté cubaine avait choisi de taire cette réalité pour ne pas aiguiser les mensonges outranciers répandus par l’Occident sur la réalité de l’île où les prouesses médicales défient le vieux monde sans que le vieux monde en parle.
Ce sont les américains, les californiens pour être plus précise encore, qui, en moins de 2 heures, ont décroché le marché. Quand on est le maître du Monde, le monde doit plier ! Tout au plus remercie-t-on Grandjart d’avoir eu le courage de prévenir le Monde d’une singularité à ce point sidérante qu’elle mérite les soins des facultés les plus riches et donc les plus pointues du Monde !
Un avion médicalisé est immédiatement affrété pour le transport en sécurité et outre-Atlantique de Jean. Un second avion médicalisé décolle de Cuba dans le même temps mais avec moins de publicité. Les cardiologues révisent ; les chirurgiens s’entraînent… Il faut disposer au plus vite de 2 cœurs avant que le soufflé retombe.
Dans la chambre d’hôpital, mixte pour la circonstance, un homme et une femme se rencontrent. Ils ont la même histoire. Ils attendent le même destin.
La femme au cœur de pierre voudrait un cœur en or ! Jean lui dit qu’à choisir, elle devrait en choisir un en diamant. Ils rient de bon cœur. A deux, on est plus forts.
─ Le diamant est éternel ! L’éternité vous tente ?
─ C’est vrai… Mais d’un autre côté, avec un cœur en or, le chirurgien pourrait y graver quelque chose !
─ C’est vrai… En tout état de cause, prions qu’on vous préserve votre beauté minérale… Elle fait chavirer mon cœur végétal ! Un cœur d’artichaut quand même… quand j’y pense, que va dire ma mère ?
─ Qu’elle songeait à l’amour quand elle vous a conçu… Si la mienne vivait, je n’ose pas imaginer à quoi elle pensait pour donner à sa fille un cœur de pierre.
─ Cœur de bœuf… C’est le nom d’une tomate, non ? Ça me dirait bien.
L’infirmière, avec la bouche en cœur, entre dans la chambre.
─ Allons les amoureux, c’est l’heure de dormir ! Avalez ce somnifère et ne pensez plus à rien !
Longue vie aux heureux transplantés qui ne se quitteront plus, le cœur sur la main.
Y'ES-TU LA BERANE ?
Ce texte-ci paraîtra dans le prochain ouvrage collectif consacré aux figures du Périgord....
Y’es-tu la Bérane ?
L’œil de l’étranger se noie dans le folklore. Il ne voit à Cambrai que bêtises et à Montmorillon mange des macarons. On lui dit « Périgord », il répond « bonne table », ce en quoi il a raison. Pour engager la conversation il demande à l’habitant s’il habite « Sarlat » et de l’air averti de celui qui sait se renseigne du cours de la truffe, de la cuisson traditionnelle du foie et suppute que les cèpes envahissent les bois. Et l’autochtone a tôt fait de se voir installé au coin de son cantou, muni du buffadou, les mains noires de brou, calleuses s’il vous plaît et pelant la châtaigne en buvant le bourru, le temps pour « Jacquou le croquant » de finir la mique froide au bout d’une table en bois... L’image n’est ni fausse ni vraie, pas plus épaisse qu’une crêpe et classée dans nos têtes comme l’une d’Epinal et personne de ne jamais consentir à échanger sa coiffe et ses sabots bretons pour ceux des auvergnats.
L’œil de l’apatride voit un petit chez soi chez les autres. Ses racines aériennes lui donnent cet espoir de glaner quelque chose dans l’air du temps qui passe, s’approprier un peu, le temps d’un feu de bois, la figure de l’un ou de l’autre qui pour être régionale n’en est pas moins humaine donc internationale.
Si l’objectif « grand angle » fait perdre un peu le Nord quand la vision humaine ignore ses images, il en est un autre qui nous ravit toujours dans son indiscrétion à fixer le détail : le « zoom ». Il donne vie à tous les points du globe. Il rassure son monde dans l’univers fini où trouver la figure pittoresque qui saurait nous distraire relève du défi comme retrouver l’épingle dans la meule de foin où elle s’est égarée. Zoomons donc sur le Périgord notre soif du détail qui donne ses couleurs à la nature humaine. Des figures notoires apparaissent en pagaille.
Zoomons « Bergerac », le nez de Cyrano retrouve la parole pour de belles tirades. Zoomons « Périgueux », la cathédrale Saint Front envahit la boîte noire d’une mémoire encore et bien plus incertaine où un évêque fut condamné au port des cheveux longs pour avoir renoncé au monde. Le beau, le noble s’entend. Saint Pierre (le zoom peut sans problème s’accommoder du temps), informé de sa vertu après bien des galères, force notre Saint Front à accepter l’épiscopat de sa patrie (le Périgord zoomé). Prêtre Georges, trop souvent oublié, meurt en route en revenant de Rome et Saint Pierre vigilant et zoomant tout son aise, lui remet le bâton qui ressuscite les morts…. Dans un coin de verdure, il s’en passe des choses ! A Nioialus, notre évêque eut raison des serpents qui infestaient les lieux. A moins que les légendes confondues ne troublent les images réveillées et que Saint Front fit partie de la « tribu de Juda » et qu’il fut converti directement par Christ ? Nous laisserons volontiers les spécialistes locaux régionaux et internationaux en débattre des heures. L’heureux photographe fixe l’objectif pour les distraire un peu. La musique des cloches, du vent raconte cette légende et fait vibrer les âmes. Elle couvre les voix de nos historiens, de nos conférenciers, qui, la coupe de Champagne à la main et faute de calice, comparent les vérités avérées dans les textes. L’icône et le savoir s’avèrent toujours profanes. L’été, la cathédrale s’embrase avec « son et lumières » et du feu… et du son… on voit… si l’on tend bien l’oreille, surgir le « dragon » qui flatte nos plus candides peurs et nos rêves de gloire. L’évêque, le bâton à la main, est notre protecteur.
Zoomons bien plus encore. Nous voici au village. Aujourd’hui, c’est « marché » et les fraises y abondent. Faute de discernement, on se ferait avoir, achèterions les grosses sans connaître les nombreux traitements qui leur donnent leur couleur et leur vivacité. Zoomons encore un peu, sur le banc d’une « bonne vieille ». Elle montre avec fierté l’article du journal. Elle est la seule ici à n’utiliser que purin de prêle, de grande consoude, d’ortie pour cultiver ses fraises. Elle devient le héros du client averti. Elle confie dans un murmure : «Il leur faudrait la « Bérane » pour arrêter les conneries. » La Bérane ? Qui es-tu la Bérane ? Et de quel chapeau et pour quelle mémoire, sors-tu ici maintenant, pour régler les problèmes ?
Zoomons, zoomons encore pour coloriser un peu cette vieille figure qui, si périgordine était, mériterait l’attention de celui qui l’ignore. Questionnons, enquêtons et le verre à la main, pour s’épargner la poussière de vieux grimoires, recommandons aux friands des mémoires locales cette figure-là qui semble aux oubliettes et toute empoussiérée.
« La Bérane ? », c’est une colle ? Jamais entendu parler… Tu devrais lire ceci, consulter celui-ci… Machin sans aucun doute la connaît si du moins elle existe… Mais pourquoi cette question ? Eh… Elle en vaut bien une autre.
Son nom sonne et réveille la curiosité de l’enfant qui s’ennuie à l’école. Il n’écoute pas le maître. Il regarde comme hypnotisé les poussières qui volent dans ce rai de lumière qui le sépare des autres. Il rêve, le « gouyat », d’une partie de pêche et calé, confortable, le long du radiateur. Il capte vaguement le son d’une vague voix qu’il connaît par cœur, celle de l’instituteur. Celui-ci, aujourd’hui, voudrait que cet enfant fasse la différence entre une frontière naturelle et une frontière politique ? L’autre jour il prétendait lui faire comprendre que l’équateur est une ligne imaginaire ? Une autre fois encore cet homme de savoir affirmait qu’un mur du son se franchit à une certaine allure ? Que des lignes parallèles ne se rejoignent jamais et que le participe passé change de genre selon qu’il est accompagné d’être ou d’avoir ?.... Inutile de tenter d’interrompre ce puits de science qui ne convainc l’enfant que d’une seule chose : « le monde est très bizarre. Je dois donc me méfier et avancer prudent sur la route des hommes. » Sa grand-mère, sans doute avec raison, lui a indiqué le chemin de l’école ce matin, le menaçant s’il s’en écartait pour rejoindre le point d’eau où il aime pêcher de voir la Bérane émerger de la mare, dragonne ou femme en cheveux qui lui fera du mal. Cette recommandation, pour chimérique qu’elle est, a raisonné l’enfant qui s’ennuie à l’école et refuse de croire tout ce qui s’y raconte. Sa grand-mère, il la croit… Et la Bérane veille sur les trous d’eau où l’enfant prend plaisir à regarder tritons, grenouilles et salamandres, monstres tout aussi réels que peut l’être la Bérane, la gardienne des trous d’eau.
Comment ? Mais allons donc ? La Bérane à Tourtoirac éloignait les enfants de la forêt où elle les ravissait cachée derrière un arbre ! Vraiment, sans le moindre trou d’eau où noyer les enfants désobéissants ? Non. Petit Poucet rêveur, perdu dans la forêt, y croise la Bérane, pour des heures chaudes, à croire. La légende est ancienne dit l’homme jeune aux yeux bleus dont le fils déguste les paroles. « Mon arrière-grand’ma me faisait peur avec la Bérane. Je la connais très bien et un pincement au bas-ventre me la rappelle quand j’approche d’une mare. C’est une femme inquiétante, avec de longs cheveux… Une sorte de sirène qui vit au fond de l’eau, mais qui repousse l’enfant plutôt que de l’attirer par son chant… Pas même de queue de poisson… Son visage en colère et non moins maternel surgit de l’eau dès que l’enfant se penche. Bien évidemment, il ne peut que reculer, sauvé de la noyade. La Bérane fait peur. En cela elle est préventive quand la sirène, elle, tentatrice de talent, irrémédiablement, noie l’enfant de plaisir, amoureux de son chant. On en parle dans la région de Nontron, à l’autre bout du département… L’histoire peut venir des Charentes et avoir passé la frontière, sans qu’on y prenne garde ! »
La Bérane ? On l’appelle tout aussi facilement la « Birane », précise l’étymologiste. Son nom vient de « virage ». Comme une dame blanche qui attend au tournant les enfants qui s’égarent… « La Bérane ? Nous vraiment je ne vois pas et pourtant périgordine depuis des générations… Tu es sûre de ce nom ? Ah mais c’est bien. Ta question me rappelle une peur d’enfant ! Périgordine, j’en atteste. La nuit de Noël, Christ donne aux bœufs la parole et ceux qui bravent l’interdit et entrent dans l’étable pour entendre ce prodige, meurent sur le champ pour être trop curieux… Elle te plaît, cette histoire ? »
Oui. Elle me plaît celle-ci, ma douce amie. Je me garderai bien de te faire remarquer que je la connais bien et qu’elle a privé de sommeil la veille de Noël, la petite fille que j’étais. Petite fille sur les genoux d’un grand-père poitevin (grand angle quand tu nous tiens) et qui la racontait tout en hochant la tête et les yeux dans le vague qui régalaient l’enfant. Le grand-père sentait fort la crasse et la petite aimait cette odeur qui convenait à l’histoire. Une odeur de peur dans les bras d’un grand-père poitevin. On naît tous quelque part. Il racontait aussi la colère de Dieu au moment des orages. Il interdisait à la petite de rire pour ne pas attirer la foudre. Elle avait le plus grand mal à réprimer ses rires, mais elle résistait avec la peur au ventre… demandant à mi-voix si Dieu est photographe pour se servir d’un flash quand sa colère gronde !
Y es-tu la Bérane ? Entends-tu la Bérane ? Et un, deux, trois, soleil ! cric-crac, chat perché ne peut pas être touché… La présence de l’enfant ne connaît pas de lieu.
Marie-Christine Cavenelle
EN GUISE DE VOEUX SINCERES : UNE ARTICHAUTERIE POUR DORMIR A L'AISE
Histoire d’un artichaut amoureux d’une pâquerette.
Pour adultes avertis.
Il était une fois une femme sourde comme un pot qui avait la faculté étrange d’entendre le langage des fleurs. Elle était d’une paresse vertigineuse, toujours négligée et remettait au lendemain le peu de résolutions qu’elle prenait le matin avec sa tasse de thé. Elle passait l’hiver sous la couette, échangeant, quand la solitude pesait trop, avec quelques pensées abandonnées sur le balcon de la maisonnette. Les pensées vaille que vaille résistaient au vent, à la neige et fleurissaient bon an mal an sans trop se plaindre. La vieille dame exprimait sa reconnaissance en leur adressant quelques mots, juste quelques encouragements à guetter le printemps en sa compagnie ce qu’elles ne manquaient pas de faire. Et l’hiver passait ainsi juste pour que cette triste saison ne fût pas dite morte pour rien.
La vieille dame sortait de sa torpeur au printemps comme l’ours sort de son hibernation, un peu la tête en vrac, la démarche balourde, et les yeux plissés à cause de la lumière qui l’éblouissait lors de ses premières sorties. Sa priorité était bien sûr de libérer ses pensées au milieu de la clairière, près du puits. La pluie serait un régal pour ses compagnes de l’hiver, sans compter qu’elle prêchait l’autonomie des fleurs et que survenir à leurs besoins l’hiver (fussent-ils élémentaires) lui pesait comme pèse le remerciement du pauvre au moment de l’aumône. La vieille dame était seule, courbaturée et sourde ce qui n’est pas incompatible avec le sens des valeurs. Un sentiment de culpabilité sincère et encombrant depuis l’enfance l’avait écartée du monde qui tournait à l’envers de son point de vue. Elle n’y trouvait pas sa place. Faute d’y être utile, elle avait préféré se retirer sans prévenir et à l’orée de la forêt elle s’était bâti comme une petite maison en tôles découpées non sans habileté pour créer des fenêtres avec pliage maison pour qu’il y eût un balcon destiné aux pensées, une porte et même un découpage circulaire au sommet dudit taudis pour qu’un feu rayonnât quand le froid (dans un sud clément) se mêlait de rendre la couette insuffisante pour juguler les frissons. Un homme peu bavard laissait toujours du bois, quelques œufs, un bol de bouillon fumant et les sachets de thé qu’il avait compris être indispensables devant ladite maison en forme de bidon, sans poser de questions. Nul remerciement de la bonne vieille qui se cachait toujours quand elle entendait le pas de son bienfaiteur, emmitouflée dans sa couette l’hiver, cachée derrière un arbre le reste de l’année. Ces deux-là étaient de connivence. Le silence suffisait à s’entendre. Parfois et suivant les saisons, la vieille dame déposait sur la pierre où l’homme livrait les vivres des tisanes variées, origan, serpolet, sauge, mélisse, menthe et bien d’autres encore. L’homme était toujours heureux de ce retour des choses. Sur des ficelles bleues, trouvées sur les chemins, oubliées par des agriculteurs peu scrupuleux, la bonne femme faisait sécher ses plantes. Elle avait tendu les ficelles comme elle avait pu et l’odeur subtile de ces plantes séchées embaumait son lieu. Mieux vaut un petit chez soi qu’un grand volé aux autres, ruminait-elle parfois quand elle se surprenait à décoller les lèvres.
La balourdise de sa démarche disparaissait rapidement au gré de ses promenades durant la belle saison. Le tout premier écho qui la faisait sortir était ce vert tendre et à peine perceptible dont se couvrent les arbres morts de l’hiver quand la sève remonte. Les chatons dans les arbres l’avertissaient aussi de l’arrivée imminente des beaux jours et le chant des oiseaux glorifiaient la nouvelle. Et puis tous les bourgeons, jour après jour, apparaissaient ce qui la réjouissait bien au-delà des mots qu’elle n’entendait plus. Alors elle oubliait ses rhumatismes et marchait d’un bon pas pour sentir, voir, choisir et entendre les fleurs. Elle les aimait tellement que souvent elle les mangeait, d’un solide appétit et rattachait leur goût à de vieux souvenirs : La bourrache, par exemple, a un goût iodé qui rappelle les huitres : Vieille dame voyait l’océan. La capucine est poivrée : Vieille dame retrouvait son homme. La mauve doucereuse : Vieille dame croyait entendre la chef de service. La violette parfumée : Vieille dame pensait métro. La fleur de Marie insipide à souhait : Vieille dame recrachait. L’inconscient fait agir quand la conscience flanche. La vieille dame le savait et cueillait tant et plus sans ne se soucier de rien, pas même du passé, pas même de l’avenir.
Les jours de grosses chaleurs, elle s’allongeait sur une natte abandonnée un jour par l’homme qui amenait à manger. Elle prenait alors des poses lascives, à poil, protégée par la natte des aoûtats, dévoreurs de vieilles dames. Elle aimait le soleil. Il ranimait ses désirs. En lui brûlant les cuisses, il lui rendait sa jeunesse comme les orties avec lesquelles elle se fouettait lui dégrippaient les articulations. Alors étendue sur cette natte elle frôlait son vieux corps décharné. Elle le trouvait joliment modelé comme celui d’une jeune fille sauf peut-être ses seins qui n’étaient plus si fiers mais les cuisses restaient fermes et la peau était douce grâce aux fleurs d’onagres dont elle était l’ogresse. Heureuse de goûter aux caresses, elle s’autorisait même quelques gracieux orgasmes dont le soleil était le seul témoin. La jouissance est énergie vitale et la vieille dame dans sa forêt s’en souvenait les jours de grand ’soleil allongée sur sa natte. L’onanisme restait estival en relation directe avec l’astre solaire.
Elle s’allongeait toujours devant un petit jardin, plein sud. Elle s’était appliquée en un temps révolu à enrichir la terre en volant très poliment les mottes aérées qui signalent les taupes. Elle n’en ratait pas une dans toutes ses promenades. Elle remplissait son cabas de la précieuse terre et son panier des plantes qu’elle ferait sécher. En quelques années son jardin avait pris forme, celle du jardin de curé et elle en était fière. Elle l’avait délimité avec de vieux bouts de grillages sur lesquels couraient les capucines. Une grande consoude procurait le nécessaire aux trois fois rien qu’elle plantait : une salade, un chou, un pied de tomate. Le jardin était envahi par les soucis, fleur qu’elle appréciait pour sa résistance et ses commérages. Les violettes au printemps rêvaient d’être les reines, exhalaient leur parfum et les pâquerettes ensemble faisaient un beau tapis. La vieille dame prenait le soleil, sa cure de jouvence en croquant les capucines à portée de main, sans avoir à bouger. Un régal de vie. Si vous l’avez compris, elle n’était pas mièvre mais elle restait polie. Elle prévenait toujours la capucine choisie avant de la croquer. Un jour, une capucine a voulu protester. Elle l’a laissé s’exprimer : Mange plutôt ma sœur, elle est appétissante. La vieille dame en est restée bouche bée. Elle a croqué la fleur en graciant la frangine, comme un zeste d’hypocrisie convient dans l’expression des valeurs. La vieille dame portait au pinacle « la solidarité ». La lâcheté est naturelle, mais elle a ses limites même au pays des fleurs… a-t-elle murmuré en croquant la pauvrette.
Trônait dans ce jardin, sa plus belle réussite : Les artichauts dont elle prenait soin. Les merdes des chevaux croisées sur les chemins leur étaient destinées. Rien n’était jamais trop bon pour nourrir cette merveille aux yeux de la vieille dame. Elle les avaient vus croître et se multiplier en peu de temps, grâce à l’œilletonnage, sorte de récupération des rejets qui honoraient les valeurs de la vieille dame et qui s’avère une technique bien plus productive que semis ou plans. Sa plus grande fierté était de les savoir plus grands qu’elle. Une mère aime à lever les yeux sur sa progéniture. La bonne vieille avait des rejetons, c’étaient des artichauts et elle veillait sur eux comme veille une mère, ça peut paraître idiot.
Or, il advint un jour d’été qu’un des plus beaux violets du jardin de curé se mit à ployer tant et plus au point d’inquiéter la vieille dame qui le pensait malade ou alors accablé. Elle s’en confia très vite au souci le plus à même de la renseigner. Une pointure de commère celui-ci, au point que ses confrères l’avaient surnommé « Agence Havas », c’est dire… Ah comme il s’appliqua à lui raconter par le menu, les raisons du ploiement de l’artichaut que la raison ignorait. Il était AMOUREUX. Amoureux c’est peu dire, d’une pâquerette au milieu de ses sœurs noyée. De celle-ci perdue parmi toutes les autres et qui était unique au cœur de l’artichaut qui courbait l’échine pour pouvoir la rejoindre, lui qui était si haut et elle au ras des pâquerettes. Un trèfle à quatre feuilles, poussé là par hasard, a confirmé les dires de souci la commère, dite « Agence Havas ». La vieille dame les a crus. Elle était soulagée. Elle était étonnée. Comment un artichaut peut élire une pâquerette, qui plus est la reconnaître ? Qu’avait-elle de plus ou de moins que les autres pour qu’il succombât ainsi aux charmes de la fleur anonyme ? A-t-on déjà rencontré un chameau qui se mourrait d’amour pour un grain de sable du désert ? L’amour ne lève jamais le voile de son mystère. La vieille dame le savait et comme elle était voyeuse dans l’âme, elle choisit d’observer le prodige sans plus de commentaire. Et ce fut un régal qui charma son été.
Violet chaque jour un peu plus tirait sur ses racines pour atteindre sa belle. Il entraînait ses frères à ployer à leur tour pour qu’une chaîne du cœur fît triompher l’amour. La fleur bleue de violet avait tant de pétales qu’elle portait en elle la solution miracle qui les rapprocherait. Il faut dire que pâquerette, consciente de sa banalité, refusait de croire en l’amour de violet. Ce n’était pas l’obstacle le plus simple à abattre. Dès qu’elle commençait à croire aux aubades qu’il lui adressait, ses sœurs, un rien jalouses, lui rappelaient qu’avant la bague au doigt nulle ne pouvait savoir laquelle était élue. Sans évoquer les violettes qui redoublaient d’odeur et de couleur pour détourner à leur profit l’attention de violet. En amoureux transi, violet ne voyait qu’elle et sans doute ignorait les persiflages qui jamais, on le sait, n’atteignent blanche colombe enamourée. La vie reste mutine et qui n’a pas rêvé un jour d’être l’unique au cœur d’un chevalier servant ?
Ce jour était arrivé pour une pâquerette. Même pas marguerite qui se laisse effeuillée en véritable pro de tous les jeux d’amour. Une pâquerette et novice en amour allait être initiée aux caprices du sexe. Un artichaut échaudé par des fiançailles trop longues ne sait résister, et pour avoir longtemps attendu se montre amant expert. L’attente dans la quête a le goût du calice.
Violet usa d’un stratagème ingénieux pour séduire la belle. Un matin, un de ses pétales il a sacrifié. Le pétale s’est détaché sans aucune douleur et délicatement est venu se poser sur la fiancée en entourant son cœur en un joli collier. Elle était désignée. Elle ne résista plus au bonheur rêvé. Elle s’étira avec une légèreté qui fit taire ses sœurs. Elle grandit du coup et soulagea un peu les lombaires de son grand amoureux.
Chaque matin qui suivit, violet lâchait un pétale et avec souplesse et de nombreuses contorsions pâquerette les nouait entre eux. Quand la corde fut assez longue, pâquerette la noua au très joli collier qui l’avait sacrée reine de cet été. Sans aucune élégance, elle a sifflé violet et comme pour lui dire : Alors ? Tu viens chéri ? Le bougre ne s’est pas fait attendre. Tous pétales confondus de ceux qui lui restaient il a fait un poing solide et masculin pour attraper la belle qui était enfin prête. La vieille dame a vu de ses yeux vu un violet arracher du tapis une pâquerette consentante qui sans aucune retenue déterrait ses racines pour voler jusqu’au bleu d’un amoureux viril et sentimental… Le rêve ! La vieille dame planait. Pâquerette a été caressée par l’amoureux comblé. Elle l’a surnommé « édredon ». Il était si confortable et la vue de là-haut était si belle à voir. Ils ont joui sans aucune retenue malgré les remarques déplacées des habitants du lieu.
Comment l’acte d’amour se décline entre une pâquerette et un artichaut ? La vieille dame voyeuse hélas n’a pas pu voir très clairement ce coït… Elle a bien vu s’envoler des pétales. Elle a entendu les petits cris d’amour qui annoncent l’orgasme et les rires qui suivent les moments d’ivresse mais elle ne saurait décrire techniquement le prodige. Une chose est sûre. La vieille dame s’est régalée du spectacle en coulisses comme elle s’était régalée un autre été en zieutant le coït de deux couleuvres enlacées, caducée, sur le vieux grillage. Elle s’est mise à songer à la tête qu’auraient les rejetons, le printemps qui suivrait. Mais c’est une autre histoire.