Texte extrait d'Amoureux du Périgord"
Flânerie sur le Causse
La scène est immobile, quotidienne et pérenne pour ceux qui savent l’éternité fugace d’un paysage silencieux tout en ombres et lumières. Une femme est assise sur une plaque de calcaire offerte aux randonneurs comme une bonne aubaine quand la pause s’impose. Elle n’a pas pris le soin d’ôter la branche de genévrier qui la pique et, en levant une fesse, vole une baie noire à l’arbre de vigueur. C’est l’heure de la cure de genièvre qui fouette le sang aux dires des anciens pour affronter l’hiver. Nous sommes en automne. Elle a beaucoup trotté et ses pieds pèsent lourd dans les chaussures de marche imprimées dans le sol maintenant qu’elle se repose. Chien la presse de partir de ses yeux implorants. Chien n’aime pas la pluie qui vient de les surprendre. Elle ouvre le parapluie, le tient de la main droite. Cette femme est gauchère. Elle tient à protéger la lettre qu’elle veut écrire et Chien ne lui facilite pas la tâche, exigeant son petit coin de parapluie assis entre ses cuisses avec son air fidèle. Elle devra se contenter d’un genou pour écritoire. Sur ce genou elle a posé une plaque de la roche stratigraphique arrachée à la terre qui s’effrite comme poussière. Un exercice de style proche de la gymnastique, tout en déséquilibre. L’écriture est un don que l’on sait compulsif. Ce courrier s’écrira ici et maintenant, sur le causse tout ridé du passé, assoiffé par l’été. Le causse est le complice de sa solitude, de ses colères et de ses grandes joies qui la font léviter jusqu’aux cieux de ses chimères. Le causse, confident muet, entend les soliloques de cette femme agressée par les misères du monde, l’inox-modernité et l’inepte conviction de l’homme que la ligne droite est le chemin à tracer. Et de prendre à témoin le vivant paysage… En regardant le cours d’un ruisseau on comprend qu’il est naturel de respecter l’obstacle pour progresser et ce, en sinuant… A-t-on besoin d’avoir fait « les écoles » pour comprendre aujourd’hui que la vitesse et l’argent ont condamné l’espèce ? Et le causse lui renvoie son silence, le vent de la quiétude et de son ignorance des turpitudes humaines qui font d’un prédateur un ogre prêt à se dévorer lui-même s’il n’a plus un enfant à se mettre sous la dent. Elle se sent bien aise de se sentir âgée, hors du temps dans ses longues promenades, responsable mais bien loin de se sentir coupable d’un monde qui la dépasse à la vitesse grand V, où des flux prétendus « invisibles » semblent les seuls mouvements capables de justifier cette course en avant ! L’homme cravaté se prive d’oxygène, songe-t-elle en souriant. Il vit au pied du mur et toujours prêt à foncer la tête la première dedans. Il se prive de l’horizon, propice à la rêverie qui fait perdre du temps. Le temps de réfléchir un peu à cette vérité toute en naïveté comme celle qui la pense : laisser le temps au temps ! Seule l’errance permettra de trouver les chemins de traverse d’une humanité perdue à force de se trouver. Et cette femme rit souvent de l’insignifiance de ses propos qui lui donnent les ailes de sa liberté. Aujourd’hui elle est souriante et remercie « providence internet » de lui avoir permis de retrouver la trace d’un amour de jeunesse. Oui. Sans le moindre scrupule elle encense les réseaux sociaux qu’elle accable régulièrement. Ces réseaux condamnent une jeunesse à une fraternité virtuelle où l’amitié ne rime plus qu’avec abêtissement… 3000 amis sur facebook, pas un seul n’est venu pour mon déménagement… ironisait-elle pas plus tard qu’hier sur un chemin perdu qui sent bon la noisette.
La scène est contemporaine donc, dans cette éternité dont le causse est la muse tordue comme les chênes chenus aux racines empierrées, guirlandes de son calcaire. A l’instant, elle les voit sans les voir toute occupée qu’elle est à trouver le lien épistolaire qui pourrait taire quarante ans de silence, donner ainsi au bonheur des retrouvailles le présent insouciant du réveil souriant des amants de vingt ans alanguis de sommeil. Ils s’étaient perdus de vue persuadés tous les deux qu’un hasard bienveillant les ferait se retrouver. Un rendez-vous raté, une adresse perdue. L’angoisse de la perte met du temps à germer. A vingt ans, on a le nez en l’air et seule la bonne étoile dont on guette tous les signes donne l’idée de distance. Quelques vingt ans plus tard on mesure avec regret le peu de chances qu’il reste d’avoir des nouvelles de l’ami qui vous manque. On le croise dans la rue. Mais non ce n’est pas lui. Il n’aurait pas vieilli, à croire ! Mon dieu s’il était mort ? On ne l’aurait pas su… Et le sourire béat, tenant son parapluie et chien entre les cuisses, elle mâchonne un stylo pour que dure le plaisir d’attendre que les mots lui chantent à l’oreille.
D’abord les futiles matinales, ses préférées.
Ici il pleut ce matin, pas du luxe, les rivières sont à sec, les cailloux flottent et les poissons nous montrent leur ventre. Mais la pluie m’attriste toujours un peu, va savoir pourquoi ? Sans doute ce plaisir vivace d’étendre le linge quand le vent souffle chaud et que la peau brûle au soleil en levant les bras pour atteindre le fil… drap qui résiste et tombe plusieurs fois dans les lichens qu’on froisse… réduits en poudre, ils ont une odeur subtile que je trouve suave. Adieu été donc et l’air automnal chatouille ma déprime saisonnière sans que je comprenne où se trouve la faille fragile et sinueuse comme celle du calcaire.
Ensuite les nouvelles de la vie, en quelques lignes pour gommer 40 ans de silence.
Je vis avec Jean dans la forêt… Mon fils, Pierre, vit à Paris et découvre la vie trépidante… Ma fille, Anne, vit à Bordeaux dans les bras d’un sud-américain qui conjugue douceur et violence bouillonnante… Merveilleux ce jeune homme, chilien par sa mère que Pinochet a contrainte à l’exil… Vois-tu, être mère a toujours été pour moi un doux mélange d’observation et de confiance avec un zeste de candeur. J’ai aimé ce rôle et j’ai vécu avec le père de mes enfants une passion qui a laissé ses traces dans notre vie de… bouh… tant d’années de tendresse, de galères, de plaisirs, de coups de vent… Il est sédentaire et moi je suis toujours celle que tu as connue, posée ici sur la terre, la tête pleine de chimères. Ici, c’est la forêt maigre, le causse en Dordogne. J’y remercie Dieu chaque jour pour la beauté et la sérénité du lieu, en frottant d’ail une tartine rougie par la tomate. L’Espagne n’est pas si loin et j’aime bien trahir les recettes du coin où le canard gras s’impose en mets de choix épaississant mes hanches. J’y vis depuis 35 ans. Pour le village, tu t’en doutes, je reste l’étrangère… On est né quelque part. Le poids des origines… à la vie à la mort ! Mais à toi je le dis, je suis devenue la fille adoptive du causse. Il ne faut pas le répéter surtout ! Tu te souviens comme nous aimions nous rêver clandestins. L’été ma vieille ferme se remplit comme un œuf… C’est bien… Elle se dégrade ce qui souvent m’accable sans me donner ni le pouvoir ni le désir de lever le petit doigt pour tenter quelque chose. Mes parents sont morts (il y a très longtemps) pauvres comme Job, usés par le travail et avec les trois sous qu’ils m’avaient laissés, j’ai fait creuser une piscine (il fait très chaud l’été et j’aime me baigner). J’y retrouve le ventre dont je me suis toujours sentie privée. Et toi ? Raconte un peu, l’ami.
Elle place son courrier dans la poche de sa veste. Elle ne relira rien. Elle sait les mots du cœur. Elle les sent aussi fort qu’elle sent son cœur enfler. Cette fébrilité sera marquée par le papier froissé. Il lui tarde de rentrer pour trouver l’enveloppe, coller vite le timbre et rêver du voyage du message posté. Le nuage est passé et le soleil revient. Seul Chien se réjouit des odeurs nouvelles révélées par une pluie si fine qu’il n’y paraît plus rien. Elle ferme le parapluie et voit dans la clairière qu’elle trouve maintenant si propice à l’amour, comme un bout d’arc en ciel accroché à la cabane en pierre sèche qu’elle aime regarder. Elle trouve cette clairière cosmique quand elle la voit du chemin, si tant est que le cosmos puisse rayonner ainsi que la clairière le fait. Elle la regarde de loin et rêve tout sourire d’un parc de sculptures qui pourrait la réjouir et ce dès l’an prochain dans cette clairière-ci. Elle a de bons amis tous épris de Land Art et qui voient d’un œil ouvert le causse complice et bienveillant de se savoir paré de quelques traces humaines, miroir de l’artiste. Elle rêve d’un « chemin de mots » qui tracerait le parcours, des mots dans les ornières, sur les pierres, sous les pas… Promeneur....... Promène-toi ! Le Causse te regarde, il aime voir en toi, l'image qu'il en a, l'image d'un artiste ! Il a des yeux partout : Les ronds et les fébriles du chevreuil subadulte qui déboule et provoque à chaque fois les démarrages de Chien bravache, téméraire. Il s’en revient toujours bredouille flairant par-ci par-là, avec l’air de rien comme qui oublie la chèvre qui court bien trop vite ; les yeux brillants de la nuit du blaireau débonnaire ; ceux du « cul blanc » qui parfois rongés par la myxomatose ont l'air de douter de ce que l'homme peut faire... l'œil vif du renard qui n'a que faire de toi mais vigilant qu’il est s’enfuit dès qu’il te voit. Promeneur... le causse offre à ton œil de peintre les couleurs de ses fleurs si discrètes qu'elles pourraient t'échapper, tout prudent que tu es à repérer l'ornière qui se creuse dans les chemins où tu poses les pieds. Le rose des silènes, les fleurs de Marie... Une pensée émue pour la chèvre libérée de ce monsieur Seguin quand on voit l’hélianthème, l'origan qui fleurit... et le bleu de la sauge ! Le causse est un soiffard qui engloutit l'eau du ciel tavernier, quand elle veut bien tomber. Les failles du calcaire relient directement le ciel au ventre de la terre par des chemins détournés ! Le causse n'en a que faire, c'est son côté cigale... Lui seul connaît l'âge du chêne maigre, vieillard chenu, tordu et vivant sur sa terre. Depuis combien de temps ? Seul le causse le sait ce qui ne l’impressionne pas. On fait feu de tout bois. Promeneur... Promène-toi ! Tu peux te reposer dans les cabanes en pierres sèches... ces bories témoignent d'une présence sédentaire d’antan sur cette terre en jachère, bien trop improductive...Souvenir du berger qui rêvait d’un ailleurs fondu qu’il était dans le paysage et lui donnait l’empreinte de la présence humaine.
La femme rentre chez elle. Elle aperçoit déjà l’escalier de façade en pierre qui permettrait encore de grimper au grenier, le charme de sa fermette. Elle s’arrête encore pour observer cette fois une mouche séchée empalée sur une épine noire d’un prunellier qui a perdu ses feuilles. C’est le garde-manger de la pie-grièche, l’écorcheuse. Qui s’y frotte, s’y pique… Et elle pense, ravie que le système D reste le meilleur système. Ce soir elle allumera le feu dans le cantou. Elle fera danser les flammes avec le buffadou. Le feu crépitera. On grillera quelques châtaignes avec l’ami de passage. On boira le bourru. Chien les regardera, guettant une caresse.
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